La réussite, la victoire. Ces deux mots qualifiaient l'état d'esprit des félins du Clan de l'Ombre ces derniers jours. Dans notre propre camp, nous avions festoyé, galvanisés. Nous nous sentions invincibles. Quelques jours plus tôt, Etoile Sauvage avait vu Etoile des Larmes. Et il ne lui avait fallu qu'une seule journée après ce jour pour prendre contrôle du Clan de la Rivière. Cela ressemblait à la base à une alliance innocente mais c'était bien plus que ça. Le Clan de l'Ombre contrôlait le Clan de la Rivière. Leur cheffe, Etoile des Larmes, était trop faible pour lutter ou pour protester. Certains membres de ce clan n'avaient pas été d'accord mais ils ne s'étaient pas révoltés. C'était pitoyable. Un clan de faible que le Clan de l'Ombre était destiné à dominer. Nous leur rendions ainsi service nous qui étions si forts. Le Clan de l'Ombre était en train de devenir le clan le plus fort de la forêt ! En cette saison des neiges nous n'aurions plus de soucis pour nous approvisionner en gibier : nous possédions nos marécages, mais également la rivière. Nous pouvions désormais circuler comme bon nous semblait entre ces deux territoires, les guerriers du Clan de la Rivière n'avaient pas le droit de poser la patte sur nous. Le chez eux s'était transformé en chez nous.
En tant qu'espion, c'était pour moi une occasion en or. J'apprenais tout de nos anciens ennemis poissonneux. Leurs techniques de chasse, de combat mais également tous leurs secrets. Les premiers jours, j'avais cherché à mémoriser les odeurs, les noms et les visages de ces chats. Il faudrait bien les connaître car cet apport de connaissances ne ferait que renforcer le Clan de l'Ombre. Ensuite, j'avais exploré leur territoire, cherchant à bien le connaître. Les terres du Clan de la Rivière avaient une position stratégique : leur camp n'était pas loin de celui du Clan du Tonnerre et de là où ils étaient, ils seraient avantagés pour attaquer ce clan tout en faisant passer des messages ou en envoyant des renforts.

J'étudiais ces chats d'un oeil attentif pour me servir ensuite de mes connaissances comme une arme puissante. Néanmoins, mon territoire restait les marécages, mon milieu de vie naturel qui n'empestait pas comme celui de la rivière, bien que ces chats commençaient à prendre notre odeur. Je préférais dormir dans ma tanière d'apprenti-espion, qui était privilégiée par rapport à celle des apprentis-guerriers, dans le camp du Clan de l'Ombre. Celles du Clan de la Rivière paraissaient inconfortables en comparaison mais avaient été construites pour flotter en cas d'inondation. Comme quoi être un chat du Clan de la Rivière représentait de nombreux désavantages.
Ces derniers évènements m'avaient distrait de mes sombres pensées depuis le jour où j'avais appris la vérité concernant mes origines de la bouche d'Etoile Sauvage. Et depuis ce jour, j'avais changé. Je n'étais plus le petit chaton enthousiaste et heureux de vivre que j'étais. J'étais devenu un chat froid, calculateur, ne ressentant plus aucune émotion. Mon coeur se gelait. Et physiquement, j'avais tellement que grandi que cela avait sans doute surpris plus d'un. J'étais devenu plus grand que certains chats plus âgés que moi. J'étais musclé, avec de larges épaules. Mais surtout, c'étaient mes griffes qui avaient poussé à une vitesse impressionnante. Elles laissaient des traces effroyables dans la terre. Je devais avoir une allure menaçante, avec cette flamme froide qui brillait dans mon regard. Ceux qui m'avaient vu lorsque j'étais chaton ne devaient maintenant plus me reconnaître. 

Aujourd'hui, je m'étais mis à patrouiller le long de la rivière pour observer le territoire plus en profondeur. Mes griffes s'étaient plantées dans la terre humide alors que je regardais les territoires adverses. J'avais hâte de savoir quels étaient les plans d'Etoile Sauvage mais surtout, j'avais hâte de me battre, de sentir le goût du sang sur mes griffes et dans ma gueule. De lacérer mes ennemis jusqu'à la mort. 
Quelque chose m'avait sorti de ma transe. Un cri. Mon regard se promena vers l'origine du bruit. Je vis une silhouette se débattre dans la rivière. Un chat ? Cette odeur... L'odeur du Clan de l'Ombre ! L'odeur de mon clan ! Il s'agissait de Nuage de Poussière. Bien que je ne considérais pas la balafrée comme étant une guerrière à part entière, ma loyauté passait avant tout le reste. Alors, j'avais couru tout le long de la rivière, suivant des yeux la chatte. Elle commençait à couler, il fallait faire vite ! N'écoutant que mon courage, j'avais sauté dans la rivière. Ignorant le froid, je battis des pattes comme j'avais vu les félins du Clan de la Rivière le faire tant de fois. Je n'étais pas aussi doué qu'eux, je ne vivais pas dans l'eau. Mais les gestes virent instinctivement. En quelques battements de pattes puissants, j'avais réussi à rejoindre ma camarade alors qu'elle coulait. Je l'attrapai par la peau du cou et j'essayai tant bien que mal de garder nos deux têtes hors de l'eau. Avec le froid, le courant, et le poids de la chatte, mes muscles commencèrent à devenir douloureux. Il fallait regagner la rive, et vite ! Je paniquai un instant en croyant avoir perdu de vue la rive mais je la repérai bientôt. Le courant de la rivière m'entraînai, inutile de lutter contre, c'était peine perdue. En revanche, je réussi à dévier de ma trajectoire, tant bien que mal. La terre se rapprochait de plus en plus. Mon instinct me disait de lâcher ma camarade et de sauver ma vie mais je ne pouvait pas laisser tomber, pas maintenant jamais.
Finalement, j'avais réussi à nous hisser tous les deux sur la rive. Je m'étais ébroué, hors d'haleine. J'avais réussi, nous étions en sûreté. 

Le clan de l’Ombre était désormais au camp de la Rivière. Ils pouvaient librement circuler partout sur les deux territoires, alors que les chats de la Rivière étaient confinés –prisonniers- chez eux. Nuage de Poussière, ainsi qu’une bonne partie de ses camarades de clan, était ravie. Son clan était en train de prouver à la forêt toute entière de quel bois ils se chauffaient. Ils étaient forts, et même si la cohabitation ne plaisait pas à tous, ils maitrisaient la situation.
Même si à présent, les félins de la Rivière devaient en quelque sorte, nourrir leurs nouveaux camarades, Nuage de Poussière avait décidé d’aller visiter ses nouvelles terres. Elle n’aimait pas être bombardée au milieu de nulle part, sans savoir où elle était ni où elle pouvait aller. Alors l’apprentie partit à l’aventure, en commençant par la Rivière, malgré sa peur panique de l’eau.
Ce n’était finalement peut-être pas très malin d’aller au bord de la Rivière quand on ne sait pas nager, et que l’idée d’être trempé nous terrifie. Lorsque Nuage de Poussière arriva au bord de l’eau, elle se pétrifia, et son regard se perdit dans les remous de l’eau. Elle le craignait, et en était hypnotisée en même temps. Son pas se risqua un peu plus près. L’apprentie se pencha au dessus de l’eau et se dit qu’elle était stupide d’être comme ça, fascinée par une rivière. Dans l’eau si cristalline, la femelle pouvait y voir ses cicatrices, la couleur brûlée de son visage. Elle voyait l’immonde brûlure sur son œil, les petites rainures qui zébraient le blanc de son œil et sa joue. Etait-ce donc cela que chaque chat voyait à chaque fois qu’on la regardait ? Cette pensée la fit frémir, et elle se sentit aussi fragile qu’un brin d’herbe.

Sans qu’elle ne comprenne vraiment ce qu’il se passait, elle était à l’eau. Son attention avait été distraite quelques courts instants, et avant qu’elle ne put y faire quoi que ce soit, son pelage et sa gueule était pleine de l’eau glacée de la Rivière. Elle poussait des cris affolés, quand l’eau gelée ne l’empêchait pas de prononcer un son. Ses pattes battaient furieusement pour tenter de maintenir sa gueule à l’air libre. Le froid la transissait, et ce n’était que la peur la plus profonde qui lui donnait des forces, même si elles faiblissaient. L’eau si froide faisait une impression horrible sur ses cicatrices, dépourvues de poils. Elle poussait des cris de douleur. Ce n’était qu’un autre détail qui l’empêchait de se débattre correctement.
Nuage de Poussière sentait ses pattes arrière se faire douloureuses, ne pouvant plus lutter contre le courant. Elle prit une dernière goulée d’air avant de couler, lentement. Ses pattes avant avaient tenté de la ramener à la surface, mais c’était vain. L’apprentie ferma les yeux, cherchant au plus profond d’elle-même la force de remonter. Allait-elle mourir ici ? Couler au fond de la Rivière, ne retrouvera t’on jamais son corps, destiné à se décomposer au fond de l’eau ?

Une mâchoire se referma sur la peau de son cou. Nuage de Poussière était déjà bien affaiblie, sa vue se faisait floue et elle n’était plus qu’une masse se laissant porter par l’eau, mais un chat tentait visiblement de la remonter. De l’eau pénétra dans la gorge de l’apprentie au moment même où l’inconnu la remonta jusqu’en haut.
Soudain, elle se retrouva sur la terre ferme. La novice n’était plus qu’une énorme masse de poils mouillés, immobile sur le sol. Elle tremblait –non, convulsait-, et le vent d’hiver soufflant sur elle lui était insupportablement douloureux. Elle toussa, cracha l’eau qui était toujours dans ses poumons. Pour la première fois, Nuage de Poussière put voir qui l’avait secourue. Elle se redressa presque instinctivement quand elle reconnut la masse mouillée à ses côtés : Nuage du Caméléon.

Elle toussa encore une fois et rampa vers lui. Elle se demandait pourquoi il l’avait sauvée. Elle savait bien quels sentiments il avait pour elle : elle était une balafrée, une honte pour le clan de l’Ombre, certainement pas capable d’en être une guerrière à part entière. Plusieurs chats pensaient cela dans le clan : l’apprenti devait être l’un d’eux. Nuage de Poussière se dit qu’après tout, il aurait sauvé n’importe quel camarade de clan pareillement. Ce n’était pas par amitié qu’il l’avait fait, simplement par loyauté. Depuis peu, il avait annoncé qu’en réalité, il n’était ni le frère de Nuage de Pégase, ni celui de Petite Renarde. Et quand on voyait comme il était bien plus fort que ses anciens camarades de pouponnière, ce n’était pas si étonnant que ça. Il avait réussi à supporter une chatte de plus de 7 lunes sont aînée. Ce n’était pas rien. D’ailleurs, maintenant qu’elle était sur la terre ferme, elle remarqua qu’il était presque plus grand qu’elle.
-M-Merci…..

Baragouina t’elle entre deux respirations saccadées. Elle reprit :
-Est-ce que…. Tu vas bien ?

L’apprentie entreprit ensuite de se lécher vigoureusement le poil, lui procurant une chaleur dont elle avait bien besoin. Il fallait qu’elle sèche, sinon elle attraperait la mort. Si ce n’était pas déjà le cas.

Je m'étais levé, m'appliquant à lécher ma fourrure trempée. Elle n'absorbait pas autant l'eau que d'habitude, probablement l'un des seuls avantages à manger du poisson. Lorsque j'avais repris mon souffle, je m'étais tourné vers Nuage de Poussière. J'espérais que la chatte serait consciente et n'était pas blessée sinon, je serais obligé d'aller courir chercher un guérisseur. Je vis le flanc de la novice se soulever, signe qu'elle respirait encore. Quelques instants plus tard, la chatte au pelage moucheté s'était redressée pour prendre quelques bouffées d'air d'une respiration saccadée et me remercia. Je m'étais contenté de cligner des yeux sans mot dire, le visage toujours inexpressif. Je ne savais pas ce que j'étais sensé ressentir ou encore, comment j'étais sensé réagir. Si j'avais fait preuve d'un courage et d'une loyauté exemplaire quelques instants plus tôt si, pendant quelques secondes, celui que j'avais été autrefois avait semblé refaire surface, j'étais redevenu l'apprenti froid et calculateur que j'étais. Pourtant, le courage et la loyauté pouvaient bien coexister avec cela. J'étais un chat de clan après tout, éduqué selon le code du guerrier. N'importe qui aurait fait pareil à ma place, si un membre de son clan était en danger. Même s'il s'agissait de Nuage de Poussière, la balafrée du camp. Je ne lui avais jamais vraiment parlé. Au moins, elle n'était pas comme son frère, qui n'était pas digne à mes yeux d'être un guerrier. Néanmoins, je doutais qu'elle fasse une vraie guerrière à part entière à cause de ses cicatrices. Comment se battre correctement avec un tel handicap ? C'était impossible.
Je répondis d'une voix neutre,

" De rien mais c'est plutôt à moi de te retourner la question. "

Je n'avais rien laissé paraître, mais aux remerciements, j'avais senti une douce chaleur dans mon coeur, quelque chose d'agréable. Etais-ce par rapport à l'acte que je venais d'effectuer ? C'était un sentiment qui semblait agréable. Je m'étais empêché d'étouffer cette chaleur dans mon coeur pour me vider de mes émotions, comme d'habitude. Inconsciemment, c'était comme si j'essayais de taire une partie de bon en moi qui semblait avoir disparue depuis que j'étais chaton.
Je vis la chatte essayer de se lécher le poil pour se réchauffer. Nuage de Poussière avait le pelage plus court que le mien. Elle tenait moins bien en saison des neiges et attraperait froid plus rapidement. Je m'étais approché vers elle pour la lécher à rebrousse-poil. Je savais que c'était ce que les guérisseurs conseillaient de faire lorsqu'un chat tombait dans la rivière pour que cela lui tienne chaud et pour que la circulation du sang s'effectue sans aucun problème. Du moins, lorsqu'il faisait froid. C'est à dire, en fin de saison des feuilles mortes, ou encore, en saison des neiges. Une chance pour elle que j'avais réussi à voir Nuage de Poussière à temps, sinon à l'heure qu'il est, la chatte serait probablement en route pour le Clan des Etoiles. Et ce serait idiot pour le Clan de l'Ombre de perdre un de ses membres de cette manière, sur un territoire fraîchement conquis qui, naturellement n'était pas le sien. C'était une raison supplémentaire pour préférer les marécages à la rivière.
Entre deux coups de langue, j'avais demandé à la novice,

" Je peux savoir comment tu es tombée ? La glace a cédé ? "

Après quelques instants, j'estimais que la chatte s'était suffisamment remise du choc pour pouvoir me répondre. J'avais entendu Nuage de Poussière alors que je passais en patrouille solitaire mais je n'avais pas vu comment elle s'était débrouillée pour tomber. Peut-être avait-elle glissé ou poursuivait-elle une proie sans voir où elle allait, accidents qui arrivaient. Les félins du Clan de l'Ombre n'étaient pas habitués à la rivière. Après tout, c'était normal puisque nous n'avions pas de frontière commune.
Tandis que j'aidais la novice à se maintenir au chaud, je songeai qu'il faudrait faire passer des consignes au clan pour éviter que ce genre d'accident ne se reproduisent. Contrairement aux membres du Clan de la Rivière, les chats du Clan de l'Ombre n'étaient pas habitués à nager. Nous pataugions dans les marécages et cela nous arriver de nager un petit peu lorsque celui-ci était très profond ou lors des saisons des pluies, mais ce n'était pas comparable. Les distances étaient généralement très courtes et l'eau était calme, beaucoup plus calme que les courants turbulents de la rivière.
Je m'étais interrompu dans mon travail, puis j'avais reniflé le pelage de la novice. Elle semblait ne pas trop mal s'en tirer pour quelqu'un qui venait de frôler la noyade en pleine saison des neiges. L'esprit pratique, j'avais réfléchi un instant avant de miauler,

" Est-ce que ça va maintenant ? Tu as besoin de cracher de l'eau ? "