Un vent froid s’était levé sur les terres des clans. Sous son court pelage, Regard Lunaire le sentait bien. Il n’aimait pas la saison des neiges, notamment pour cela. Il savait très bien que son pelage n’était pas assez épais pour parer le froid rude et mordant. Il n’aimait pas la saison des neiges parce qu’elle signifiait chasser tous les jours, sans arrêt. Il n’aimait pas la saison des neiges, car elle apportait la famine, les maladies, les conflits inutiles, la mort. Tout le clan était à cran, tout le clan avait faim, tout le clan se démenait et tout le clan s’épuisait.

Le matou aux yeux saphirs était sorti tôt le matin pour réapprovisionner le tas de gibier. Il avait prévu de passer la journée à chasser. Mais il espérait surtout ne pas être seul. Il avait tenté de rallier d’autres guerriers à sa partie de chasse, mais aucun n’était motivé et n’avait envie de compagnie pour la journée. Au grand désarroi du guerrier tigré. Il n’aimait pas la solitude. Chasser seul, c’était ennuyeux. C’était réellement sans intérêt. Il savait que sa journée s’annonçait longue et pénible.

Tous les chats étaient sur tous les fronts. Les guerriers à la chasse. Les apprentis en formation avec leurs mentors. Les reines à la garde des chatons. Personne pour être avec lui. Trainant la patte, le matou se dirigeait vers la rivière. C’était son deuxième aller-retour depuis ce matin. Il avait réussi à attraper 3 poissons et un jeune mulot depuis le début de sa partie de chasse. Il retournait souvent au camp ramener son butin pour nourrir les plus jeunes et les plus vieux. Ils avaient besoin de force pour surmonter l’hiver. Ils devaient se battre contre la mauvaise saison.

Malgré le froid qui s’était vite installé, la rivière n’avait pas encore gelé. Regard Lunaire pensait à un miracle. « Le clan des Etoiles aurait-il enfin vu notre détresse ? ». Il savait que de là-haut les esprits des guerriers les surveillaient. Il les priait tous les soirs pour qu’ils épargnent son clan. Il ne voulait pas encore assister à un massacre. Entre les guerres et le froid, s’en était assez. « La mort n’arrêtera donc jamais de frapper ? »

Il repensa à Nuage de Lucioles, son amie, celle qu’il considérait comme sa petite sœur. Elle n’avait encore rien connu de tout cela. Ce n’était encore qu’une âme innocente qui ne savait rien de la dureté de la vie de clan. Certains jours, il avait de la peine pour elle. Il était certes loyal à son clan, fidèle. Mais certains jours, il enviait ces chats domestiques. Il en avait déjà aperçu, le ventre bien gras, les poils lustrés et brillants. Il se disait qu’ils en avaient de la chance de vivre dans un univers où l’ennemi ne se trouve pas derrière chaque tronc d’arbre. Il aimerait tellement que Nuage de Lucioles ne puissent pas souffrir comme lui souffrait de voir tant de haine, tant de peine.

L’eau glissait tranquillement entre les rochers comme à son habitude. Sous sa surface limpide, quelques rares poissons se déplaçaient, ignorant la menace qui pesait à la surface. Le guerrier s’approcha du lit de la rivière, se préparant à pêcher de nouveau. Il était plus habile à la chasse qu’à la pêche mais les conditions ne lui permettaient pas d’user de son talent. La patte levée, la proie repérée il était prêt à assener le coup fatal au poisson frétillant dans son eau glacée.

Avant même qu’il ne puisse le faire, une odeur et un mouvement détournèrent son attention. Non loin de là, une souris était sortie de son trou. Bingo. Comme par automatisme, le matou se rapprocha lentement du sol afin que son ventre puisse effleurer le sol. Lentement, il s’approcha de l’animal, tentant de ne pas éveiller de soupçons. Les oreilles dressées, le nez reniflant chaque odeur présente, il ne quittait pas des yeux le rongeur. Puis enfin, aussi vif que l’éclair, il sauta sur la proie, lui assénant par ailleurs le coup mortel. Cela fera plaisir aux amateurs de viande du clan. Elle n’était pas très épaisse, mais elle ferait l’affaire pour combler un ou deux estomacs pour le moment.

Il releva le nez pour humer l’air à la recherche d’autres odeurs de gibier. Les grondements de son estomac lui rappelaient qu’il avait faim lui aussi. Mais le clan passait avant tout. Il avait déjà passé deux jours sans rien manger avant d’être trop faible pour pouvoir chasser de lui-même. Ce n’est pas un seul repas de sauté qui lui ferait peur. Il lécha le sang sur ses babines. Son goût, son odeur le faisait saliver.

Il prit le temps d’enterrer son butin avant de se remettre à la tâche. Le lit de la rivière regorgeait de gibier en bonnes saisons. Mais ils hibernaient tous l’hiver venu. Certains vagabonds trop imprudents osaient quand même sortir le bout de leur museau et c’était une occasion à ne pas rater pour le mâle tigré. Il pourrait attendre des heures et des heures pour avoir un bout de viande à offrir.

Concentré sur sa tâche, le matou ne remarqua pas la présence de Nuage des Lucioles. L’apprentie venait d’arriver à la rivière et apercevant le guerrier, c’était approchée de lui. Lorsqu’il chassait, Regard Lunaire faisait le vide autour de lui. Ne s’attendant pas à avoir de compagnon de chasse, il ne s’était pas attardé sur les odeurs de chats qui embaumaient l’air. Il sentit son odeur seulement quelques secondes avant qu’il ne l’entende.

« Regard Lunaire ! Tu chasse ??? Pourquoi tu ne pêche pas plutôt ? »

Levant la tête, il vit l’apprentie trotter vers lui pour lui tenir compagnie. Il ne s’attendait pas à la voir ici. N’ayant pas vue son mentor de la matinée, il pensait que les deux félins étaient sortis pour un entraînement spécial. Apprentie espionne ce n’était pas rien. Cela demandait beaucoup de savoir-faire. Souriant, il s’assit en face de la jeune femelle, qui penchait la tête sur le côté. Il la trouvait tellement adorable lorsqu’elle faisait ça.

« Salut ! Et bien, la pêche ce n’est pas mon point fort. Je suis plus doué en chasse, le comble pour un guerrier de la Rivière hein ?, il rigola. Je préfère avoir les pattes sur terres et puis j’ai de la chance aujourd’hui, il semble que certaines petites bêtes n’aient pas finies leurs réserves. Une aubaine pour le clan. Je ne rate pas une occasion comme celle-ci. S’il n’y en a pas d’autres, je me mettrais à la pêche ! »

Il enroula sa queue autour de ses pattes pour les réchauffer. Une épaisse fumée blanche sortait de sa bouche à chaque mot. Plus les jours passaient, plus le froid s’installait. « Ça en devient vraiment pénible… »

« Qu’est-ce que tu fais là d’ailleurs ? Tu ne t’entraines pas ? »

Interloqué il attendit la réponse de la jeune chatte, priant quand même intérieurement qu’elle n’ait rien de prévu pour lui tenir compagnie dans cette petite partie de chasse journalière.

La jeune femelle passa en revue tout le territoire qui s’entendait autour d’elle. Elle semblait être venue pour retrouver quelqu’un, mais cette personne ne semblait quant à elle, ne pas être là. Soupirant, elle reporta son attention sur le guerrier qui patiemment attendait, les oreilles bien tendues.

« Non, Mélodie Astrale n'était pas au camp quand je me suis réveillée, on m'a dit qu'elle était partie chasser mais je sais pas où. Alors je me suis dit qu'il valait mieux que je sois utile au clan plutôt que de rester au camp à tourner en rond. »

Le mâle n’avait en effet pas aperçu d’autres chats près de la rivière de toute la matinée. Il doutait que le mentor de Nuage des Lucioles soit là. D’un côté, il avait envie de la pousser à aller chercher son mentor. Il fallait qu’elle s’entraine, qu’elle apprenne, les temps allaient devenir de plus en plus difficiles et une bonne espionne en plus ne ferait pas de mal au clan. Mais d’un autre, il aimait avoir de la compagnie surtout lorsqu’il chassait et la compagnie de la jeune apprentie n’était pas désagréable. Il aimait être en sa présence. C’était son amie après tout.

« Dit Regard Lunaire, tu veux bien m'apprendre à chasser le gibier ?! Comment ça je pourrais t'aider ! »

Le choix du mâle se fit vite fais. Souriant, il se leva, l’incitant à le suivre d’un mouvement de queue. Il marcha quelques mètres avant de s’arrêter. Le lit de la rivière regorgeait de tanière de rongeurs à certains endroits, et il fallait dire qu’ici, des trous, il n’en manquait pas. Plus ou moins cachés parmi la végétation semi-aquatique, il donnait à la terre un air de fourmilière géante.

« Regarde. En ce moment, ils sont tous sous terre, dans ces trous. Mais ils sortent parfois. Il faut juste attendre. Patienter. Le mieux c’est de rester dans le sens contraire du vent et de ne surtout pas faire de geste brusque. Reste camouflé, ne respire pas bruyamment, fait comme si tu n’existais même plus. »

Le matou illustrait ses paroles de gestes. Lentement, il se rapprocha du sol, les pattes fléchies, le ventre caressant la neige qui recouvrait la terre. Les oreilles dressées, la bouche ouverte pour mieux humer les odeurs, la respiration lente et à peine visible. Il fit mine de s’approcher d’une proie invisible. Lentement, glissant à même le sol tel un serpent, on aurait dit qu’il flottait. L’art de la chasse. C’était réellement un art pour lui, une sorte de danse, un ballet. Et d’un coup, sans prévenir il sauta, et atterrit sur l’endroit qu’il avait choisi, rompant la sérénité qui s’était installée.

« La chasse c’est une matière à part entière. Il faut savoir d’abord se maitriser, maitriser ses mouvements, sa respiration, son impatience. Il faut attendre le bon moment, le bon endroit. Sans ça c’est l’échec assuré, et en cette période, l’échec n’est pas acceptable. »

Il rejoignit son amie la queue haute et droite de fierté. Il espérait qu’elle comprenait un peu ce qu’il essayait de lui dire. Ce n’était pas bien compliqué à comprendre, mais la subtilité de la chose la rendait ardue à réaliser.

« A ton tour. »

L’apprentie suivit les instructions du guerrier à la lettre. Elle s’aplatit au sol, la queue fouettant l’air. Regard Lunaire avait hâte de la voir à l’action. Il s’attendait à ce qu’elle s’entraîne sur une proie fictive comme celui-ci lui avait montré, mais il en fut tout autre. D’un bond, la jeune femelle se releva exprimant sans attendre ce qui lui passait par la tête.

« Et si on appâtait les souris ?! Attend moi, je reviens ! »

« Nuage des Lucioles ? »

L’apprentie mit rapidement son plan à exécution. Elle sema quelques baies qu’elle venait de cueillir dans les buissons à proximité des tanières de rongeurs. Amusé, le guerrier la regardait faire. Il n’avait jamais vu un seul chat oser faire ça. C’était brillant, oui brillant était bien le mot. Il trouvait ça même bizarre, mais ça le faisait bien rire. « Ça me marchera jamais », pensait-il. Mais une petite partie de lui-même y croyait.

Lentement Nuage des Lucioles reprit sa place et appliqua la leçon que lui avait donnée le guerrier. S’aplatissant au sol, le ventre au contact avec la neige, elle attendit. Assit non loin d’elle, Regard Lunaire se figea lui aussi, essayant de ne pas trahir sa présence pour faciliter la tâche à la femelle. Si celle-ci ratait sa partie de chasse à cause de lui, il s’en voudrait.

Il ne fallut que quelques minutes pour qu’une souris ose sortir de sa cachette, attirée par l’odeur des baies. Le mâle n’en croyait pas ses yeux. Le plan de Nuage des Lucioles avait marché avec brio. Il n’avait qu’une seule envie à ce moment, c’était de rigoler. C’était une idée de génie. Il suivit la progression de son amie avec attention. Celle-ci avait lentement, tentant de ne pas éveiller les soupçons du rongeur. Ses pattes effleuraient le sol à la perfection. Juste devant elle, se tenait une brindille, tellement fine qu’on aurait pu la rater, mais un chasseur ne doit rien rater, il doit tout voir. Il grimaça quand il entendit le bruit. La brindille venait de craquer sous le poids de la jeune chatte, ce qui fit disparaitre la proie. Cette dernière apeurée était retournée dans son terrier.

« Raaah ! Fichue brindille ! »

Regard Lunaire s’approcha d’elle, regardant au passage la brindille s’envoler quelques mètres plus loin.

« C’est exactement ça ! A part le coup de la brindille. Non seulement, tu dois te maîtriser, mais tu peux quitter ta proie des yeux. Tu dois observer ce qui t’entoure pour ne plus que ça t’arrive. N’oublie pas que tout autour de toi participe à ta réussite ou ton échec. Mais pour une première fois, c’est génial ! Continues comme ça, et tu vas vite t’améliorer tu verras. »

Il lui sourit avant d’enfouir son museau dans son pelage pour la réconforter et la féliciter. Il huma en même temps son odeur familière. Elle avait une odeur qu’il reconnaitrait entre milles et qu’il adorait. Un mélange harmonieux entre l’odeur de la terre, de l’eau de la rivière, avec une pointe fleurie. Une odeur qu’il aimait vraiment. Il ferma quelques instants les yeux avant de s’écarter et de reprendre ses esprits.

« Ton idée des baies est vraiment brillante ! Je n’y avais jamais pensé. Bravo ! Je suis content, tu t’en sors pas trop mal, c’est bien ! »

Il était vraiment content de ce que savait faire son amie. Il sentait toute cette fierté dans son cœur. Une fierté de grand-frère ? C’est ce qu’il pensait.

Nuage des Lucioles avaient les yeux emplis de fierté. Savoir qu’elle était la première à avoir pensé à appâter les proies avec de la nourriture lui avait redonné ce sourire que le guerrier appréciait. Soupirant de contentement, il observa les terriers qui semblaient inhabités en cette saison. Avec toute cette agitation, les proies ne sortiraient plus d’ici de longues heures. C’était bien dommage. Avec la technique de son amie, il était sûr qu’ils auraient pu ramener un excellent butin pour le clan. Un vent froid fit soulever son pelage. Ses moustaches virevoltaient telles des feuilles au gré de la brise fraiche.

« Ça te dit qu'on rentre ? Je suis gelée ... »

Hochant la tête, le guerrier alla déterrer les proies de sa précédente chasse pour les ramener au clan. Il était temps de rentrer oui, le froid commençait à geler ses coussinets. Il attendit que l’apprentie le rejoigne pour se diriger avec elle vers le clan, pelage contre pelage pour se réchauffer et parce qu’il adorait cette proximité et ce contact.

[FIN]

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