La saison des feuilles nouvelles.
C'était un peu un baume au cœur pour les guérisseurs, une renaissance, une grande bouffée d'air frais et pas seulement au premier degré. C'était l'assurance d'un hiver douloureux achevé, d'un renouveau agréable, d'une vivacité que l'on croyait morte durant l'hiver. Âme de Dragon était très sensible à cette saison, et c'était peut-être sa préférée ; elle ne pouvait rivaliser avec la beauté des parures automnales, mais au moins était-elle synonyme de vie et non de mort. C'était le moment de refaire les stocks de plantes, de rendre au Clan une certaine fierté que celui-ci laissait glisser entre ses griffes lorsque les maladies frappaient, une certaine vigueur perdue.
Le Clan du Vent pouvait reprendre toute sa splendeur en cette nouvelle saison. Et Âme de Dragon était fière, heureuse et agréablement surprise de voir combien elle s'en tirait bien en tant que guérisseuse.
La mort de son ancien mentor avait laissé une douloureuse place dans son cœur, et elle s'était souvent sentie incapable de reprendre les rênes, surtout lorsque le silence écœurant de sa tanière vide lui renvoyait l'image d'une solitude non désirée. Et l'odeur, aussi. Adieu, ancien guérisseur. Bienvenue, temps nouveaux...
Elle était dans sa tanière, regardant les remèdes, rangeant ceci et cela comme elle le préférait -l'herbe à chat, par exemple. Elle n'avait pas eu le courage de la changer de place après la mort de son ancien mentor, mais la saison des feuilles nouvelles ne marquait pas seulement le renouveau de la forêt. C'était aussi le moment de panser ses blessures, de nettoyer ses plaies et de laisser les cicatrices se former pour tranquillement les oublier.
Âme de Dragon avait assez fait son deuil comme ça, elle pouvait maintenant aller de l'avant.

C'est pourquoi elle avait pris Nuage de la Louve sous son aile. La petite chatte semblait être son exacte copie, et c'était cette frappante ressemblance qui l'avait poussée à prendre une apprentie alors que son propre mentor venait de monter au Clan des Etoiles que très récemment. Elle ne se sentait pas spécialement prête à déjà dispenser des cours à une apprentie, mais elle avait peur que la petite ne se plaise pas en tant que guerrière. Et puis Etoile de Griffon, l'oncle de la grande portée, lui avait parlé du cas de la petite, qui ne se retrouvait pas vraiment dans l'idéal d'un combattant. Elle préférait devenir une guérisseuse. La dragonne s'était alors dit, mais pourquoi pas ? Je suis seule dans ma tanière, et plus tôt j'aurai un apprenti plus facile la situation du Clan sera. Ce n'étaient que des barrières mentales qui l'auraient potentiellement empêchée de prendre la petite sous son aile. Et encore une fois, elle se voyait tellement dans la gamine qu'elle avait été bien obligée d'accepter. C'était comme une volonté propre du Clan des Etoiles, de lui envoyer quelqu'un pour la seconder, quelqu'un sur qui elle pourrait compter.
Et pour ne rien cacher, Âme du Dragon avait reçu un rêve indiquant clairement que les Etoiles défuntes voulaient que la louve soit de leur côté. Pourquoi ? Que lui était-il réservé ? Elle n'en savait pas plus mais ne manquerait pas de demander plus de détails lorsqu'elle en aurait l'occasion.

Elle avait demandé à l'apprentie d'aller chercher du persil, très tôt ce matin. Elle avait la tanière des anciens à contrôler, des changements de mousse à superviser (qu'est-ce que les apprentis guerriers se montraient serviables !), deux reines sur le point de mettre bas qui geignaient dans leur tanière et encore deux ou trois guerriers qui se plaignaient d'une mauvaise aiguille plantée dans leur coussinet, ou encore d'une douleur peut-être imaginaire, comme des fourmillements dans le bout de leur queue. Elle se rappelait souvent les proverbes dont la dispensait son mentor, toujours avec le bon mot à la bouche.

« - Ils se croient malades, Nuage de Dragon, mais s'ils viennent te voir, c'est uniquement parce qu'ils se font chier. »

Elle se souvenait clairement avoir été ébahie par un tel langage, voire même légèrement troublée que son mentor considère les siens de cette manière. Mais après deux printemps passés à soigner n'importe qui, n'importe quoi et n'importe comment, elle considérait la question sur un nouvel angle.
Parfois, les guerriers se faisaient vraiment chier.

Voilà pourquoi elle se retrouvait seule dans sa tanière à trier bêtement ses herbes. Que fait-elle ? Elle devrait être déjà rentrée à cette heure là... La gamine était partie depuis l'aube, et la plus grosse ressource de persil se trouvait non loin de là. C'était l'une des choses qu'elle lui avait montré en premier puisque sa mère en avait drôlement besoin : Âme de Dragon trouvait ça intéressant de démarrer son entraînement avec cette plante. Elle lui avait rapidement montré le territoire, sans toutefois s'attarder trop, mais assez pour que son apprentie puisse se retrouver.
Et Âme de Dragon se rappela brutalement avoir évoqué un joli nid de persil et d'herbe à chat à quelques mètres de la frontière des Ombres. Elle avait dit avoir rêvé de s'y introduire de nombreuses fois pour avoir un peu plus d'herbe à chat, un peu plus de persil. De plus, il y avait pas mal de champignons dont elle ignorait les propriétés curatives pour le moment puisqu'ils n'étaient pas sur son territoire.
A tout les coups, croyant bien faire, Nuage de la Louve s'y était rendue.
Âme de Dragon soupira, et se fit la remarque qu'elles se ressemblaient un peu trop à son goût, finalement.

Elle se rendit à la vitesse du vent à côté de la frontière des Ombres. C'était à la lisière de la forêt, à l'endroit où la verdure se faisait bien plus rare, car les territoires du Clan de l'Ombre n'étaient pas réputés pour leur beauté et leurs fourrures feuillues. Lorsqu'elle y arriva, elle huma l'air et suivit docilement la piste de son apprentie, qui zigzaguait bizarrement, comme prise d'une hésitation. Allez Nuage de la Louve, dis-moi que tu n'y es pas allée...
Ca ne manqua pas.
Elle entendit clairement la voix rauque d'un chat qu'elle ne connaissait pas.

« Tu vas nulle part minette ! »

Elle passa deux ou trois bosquets et arriva sur la scène du crime : une Nuage de la Louve ayant dépassé ses frontières et un apprenti du Clan de l'Ombre (ou alors leurs guerriers avaient vachement rétrécis mais bon, on savait jamais, à force d'être nourris à coup de souris desséchées) le lui faisant bien remarquer.
Elle se glissa entre les bosquets pour rejoindre les deux apprentis et fouetta l'air de ma queue, prenant un air agacé.

« - Apprenti du Clan de l'Ombre, salutations. Je suis Âme de Dragon, la guérisseuse du Clan du Vent et voici Nuage de la Louve, mon apprentie tout juste nommée sous ma tutelle. Je vous prie d'accepter les plus plates excuses du Clan du Vent, elle ne connait pas encore bien les frontières, elle ne pensait pas à mal. »